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32… Voyage d’Est en Ouest… retour at home…
Après avoir purgé leur corps pendant une semaine, les deux ermites, vêtus en denim, sacs à dos sur l’épaule, prirent incognito un « ferryboite » à Yokosuka qui cabota dans la Tokyo Bay. Il faisait beau. Les goélands surveillaient les bouillonnements du sillage du ferry – ce qui inspirait Josef, sans que l’on sache pourquoi (il ne faut pas déranger un prophète qui s’inspire). À Tokyo, ils prirent les transports collectifs qui les conduisirent dans un hôtel – dernière étape…
Le lendemain, à 6 h 10, ils quittèrent Haneda, l’aéroport de Tokyo, pour O’Hare International, à Chicago, via Dallas…
Suivons la voie…
… oh !… maman regarde l’oiseau qui vient manger dans la main de l’étranger !
L’image eût été céleste, si elle s’était déroulée au bord d’un ruisseau glougloutant son eau pure sur des graviers ronds, mais ce n’était pas le cas. Sans doute, cette image d’Épinal fera-t-elle date dans les pages du manu-script qui immortalisait les actes du pèlerin – car enfin, pour quelle raison un goéland nippon avait-il plané dans ce ciel du Soleil-Levant pour cueillir une miette de « cake » dans la main d’un quidam, sous les yeux d’un innocent orphelin samouraï ?
Mystère !
Cette scène biblique eut lieu sur le pont d’un ferry qui assurait la liaison quotidienne entre Yokosuka et Tokyo…
L’étonnement de l’enfant était bien réel. Et pour toute réponse, la dame qui se tenait à côté du petit rétorqua, le visage fermé :
… on ne montre pas du doigt !
C’est de cette façon que l’on tue dans l’œuf toute vocation de naturaliste… pensa Akio.
… il aime l’oiseau, alors il lui donne une partie de son repas… expliqua Akio.
… il n’a pas faim ? répondit le môme.
… si, mais il partage… c’est la marque de son immense compassion ! Tu comprends ?
… non !
… on dit : « Non, monsieur » ! s’insurge la mère.
… tu voyages avec lui ?
… oui !
… il ne t’aime pas ?
… pourquoi ?
… ben, il ne te donne rien à manger !
La dame raide comme la… raide enfin… raide… remercia Akio, entraîna le « pilon »… mot ancien de l’univers des traboules… en langage lyonnais que maîtrisait Akio depuis sa rencontre avec Josef. L’enfant était curieux, mais rapidement il prendrait la coloration de sa mère… une distanciation grincheuse.
Le goéland était d’ailleurs le symbole de cette curiosité : l’oiseau venait quérir sa nourriture là où il la trouvait, tel le migrant qui cherchait, lui aussi, comment piquer celle des autres.
« Une belle parabole ! » confirma Josef qui n’avait plus rien à proposer aux oiseaux…
Alors le symbole de plumes vola vers un autre quidam compassionnel sans doute qui offrait un énorme sac de victuailles aux oiseaux toujours affamés…
Or le ferry arrivait à destination. Une corne de brume retentit. Les matelots s’activaient. Le bateau manœuvrait. On se dirigea vers la passerelle qui venait d’être lancée entre la terre ferme et le bord instable…
… lui, les oiseaux, il les aime bien plus que toi ! poursuivait le marmot qui ne perdait aucune occasion de se taire…
… suivez les pancartes ! ordonna un homme du bateau qui guidait les passagers vers la passerelle… insensible aux vols des goélands…
Et les oiseaux disparurent pour rejoindre le quai. Eux aussi, ils avaient compris que le sac du quidam changeait de bord.
Lestes et légers, Akio et Josef, sac au dos, prirent un bus…
Josef connaissait parfaitement la ville…
Akio n’était jamais sorti de son village…
Soudain, Josef se raidit souplement. En réalité, il redevint attentif – professionnel, en somme. Akio le perçut. Il jeta un coup d’œil à Josef…
… on nous suit !
… où ça ?
… chut !
… bon !
Suspendu à l’une des dragonnes disposées sur les barres de sécurité, Josef s’obligea au mutisme-vigilant pendant tout le trajet du bus…
Il ne se détendit qu’une seule fois lorsqu’ils qu’ils furent descendus…
Dans la rue, il s’arrêtait parfois pour regarder dans les vitrines… le reflet des passants. Il détaillait longuement leur image, puis repartait. Akio suivait, il n’avait rien vu de suspect… car il n’était point Prophète.
À l’hôtel, Josef conserva cette attitude…
Au restaurant aussi…
Et même pendant leur courte nuit, il se leva pour inspecter les armoires, les tapis, les alcôves…
Il cherchait des micros…
Enfin…
Vers 3 heures, au pays du Soleil-Levant qui n’était pas encore levé, ils quittèrent l’hôtel comme des ombres pour prendre un taxi…
À 6 h 10…
L’aéronef quittait le sol…
Vous connaissez sans doute les décorums des vols transcontinentaux. On peut les comparer à une métamorphose : l’insecte en recherche de lui-même entre dans le cocon métallique et en ressort onze heures plus tard assommé. Parfois, quelques cocons volants se volatilisent en vol… c’est infime !
Ils firent une halte à Dallas, où les goélands étaient absents. Pourtant, l’espace dénombrait quelques gosses qui attendaient un geste… Akio n’ajouta aucune paperolle au manu-script. À quoi bon écrire qu’il n’y avait rien à écrire ? Si rien n’avait été écrit, c’est donc qu’il n’y avait rien à dire…
… on nous suit encore ? demanda Akio.
… quelle idée ! répondit Josef.
Fallait-il rajouter une paperolle pour consigner cette interrogation ?
… ce sera l’objet des chercheurs qui chercheront dans quelques siècles !
… c’est ça… le mystère… sera révélé !
Et l’aéronef s’élança sur la piste… du hublot, on pouvait voir des goélands qui décollaient, eux aussi en même temps… ils avaient été alertés, qu’un Révérend prenait l’avion… sans doute pensaient-ils que l’oiseau métallique réservait des victuailles à consommer en vol…
Akio attendait toujours les dernières révélations que Josef annonçait… pour les valider dans le manu-script… on n’écrit pas des textes saints qui seront lus des siècles plus tard sans qu’ils soient sanctifiés par une autorité… à ça mais !
… je suis certain qu’on nous espionne, dit enfin Josef après un long silence, j’en ai la certitude ! Plus tard, Akio, lorsque je serai sur mes terres celles que je connais bien, dans un espace sécurisé, je pourrai parler sans contrainte.
Je vais revoir l’hacienda… Akio songe que j’ai quitté jadis… ce havre de paix… un lieu de concorde…
… vous désirez une boisson, monsieur ?
Stupeur…
… oui, sans doute…
… méfie-toi, Akio, souffla Josef en japonais.
… ne craignez rien, monsieur, répondit l’hôtesse, tous ces produits sont authentiquement étasuniens-made…
… ah bon… je prendrais un Bourbon, alors…
… je croyais que… l’alcool était… commença Akio…
… ici, on est hors-sol ! Sans glaçons…
… bien, monsieur…
C’est ainsi que le bourbon chassa l’espion, car Josef se lança dans une confession que Akio recueillit avec passion, elle fera date dans les paperolles du manu-script…
« Tu vois, Akio… tout est simple à dire… mais autant le dire.
Prenons le cas de Barnaby, ce cancre qui influença Gottfried pour que j’aille à l’école des cadets. Moi, je voulais étudier l’archéologie des langues médiévales du continent Eurasie…
Tu sais pourquoi il s’est servi de moi ? Parce que son bagage lexical se réduisait à quelques mots basiques. Tu connais ça, Akio : « Time is Money ! » « No parking no business ! » « We can ! » Voilà le discours de ce primaire primate. Alors, il me couvait pour que je traduise les documents des services secrets de l’Army et il prétendait que c’était lui qui les avait traduits. À chaque mutation, je partais avec lui dans ses valises. Il a le bras long, mais court le neurone. Maintenant qu’il a son étoile de général number One, il ne me reconnaît plus…
Poursuivons avec le cas Hissa Luna, cette grosse truie. Tu sais où elle est à présent ? Non, bien sûr, tu es au-dessus de ça. Elle dirige la bibliothèque de West-Point. Qui l’a nommée à ce poste ?… Ben, Parker, voyons…
Il reste Franziska…
Ah ! celle-là. Tu vois, Akio, c’est le plus gros complot qui se trame depuis la révolution d’Octobre.
Voilà…
Depuis un siècle, on veut nous faire croire que les Russes vont envahir le territoire des étoiles…
Note bien…
On veut nous faire croire que… !
Mais imagine que les Romanov aient survécu. On aurait équipé leurs armées, fricoté avec leur tsar, torpillé leur économie, là comme ailleurs, sauf que c’est la nation qui a le plus grand territoire au monde… Ça, Akio, c’est déjà un crime pour les Stars and Strippes qui n’est que la troisième surface au monde… alors, officiellement on a décrété que ces gens étaient le diable… mais en sourdine, on les a équipés en bon dollars bien verts.
À preuve, tous les cadets de West-Point – je sais, j’en fus un – étudient toutes les rhétoriques des Russes : leurs armes, leurs codes de commandement, les moindres détails anthropologiques, leurs vêtements, leur alimentation, leur paranoïa. Le Russe est communiste congénital, c’est-à-dire autant face que pile, le contraire du quidam US, selon la liturgie west-pointienne, l’ennemi héréditaire qui prouve notre supérieure puissance – c’est pourquoi on en a tellement besoin de les équiper pour qu’ils restent notre Sparring-partner…
Songe que des générations d’étudiants se plièrent à étudier le russe. Imagine l’investissement, si brusquement Casque d’or faisait ami-ami avec l’Ours ?
Et si Franziska avait été le lien qui unissait Casque d’Or à l’Ours ?
Et si Franziska dans la cour de l’école de Hissa Luna m’avait déjà affranchi pour que je connaisse ce secret ?
Et si Franziska était l’indice du mal, que le doigt pointait… qui agissait en douce… qui corrompait les rapports… qui contaminait sournoisement les lignes…
Une vraie Russe…
Foutaise…
Mais c’était un beau brin… enfin beau… ou plutôt belle… enfin belle…
Je sais, j’ai aussi vécu cette illusion. Franziska, lorsque je l’ai vue la première fois, dans la cour de l’école de Hissa Luna, elle m’a ébloui pour le restant de ma vie passée. Oui, Akio, je me suis moi-même trompé, je l’avoue… Parker en a profité…
… quand as-tu découvert ce drame… ?
… lorsqu’il simula son infarctus bidon… ! À l’hosto ! Tu te souviens ?
… c’est récent !
… mieux vaut tard que jamais !
… un tiens vaut mieux que deux tu l’auras !
… bien mal acquis ne profite jamais… !
… la fin justifie les moyens… quoique Parker ait reçu son étoile et Hissa Luna ait posé son cul sur le fauteuil de la grande prêtresse des étagères de grimoires…
… et Fran…
… verschwunden…
… ziska ?
… überhaupt verschwunden…
… autrement dit : absolument disparue dans l’espace céleste…
… Ja !
… tu vois Josef… il m’a suffi de te fréquenter… et je comprends naturellement ton idiome natif…
Silence !
Chicago. Fin du voyage en avion…
… ici, confessa Josef, furent assassinés des membres de la famille de ma mère. Je veux d’abord leur rendre visite avant d’accomplir mon projet !
Dès lors, Josef se replia en quatre dans un mutisme total. Il avançait telle une ombre, le visage illuminé, jusqu’au cimetière Mount Olivet…
… tu vois… Akio. Ici, est enterré un sergent de la bataille de Little Bighorn que les Sioux nomment bataille de la Greasy Grass. Lui, ce sergent, a sa croix sur un beau titulus…
Hélas, les ancêtres de ma mère sont ici, peut-être ailleurs, mais dans une fosse anonyme. Seule leur mémoire se transmet…
Ici, tu as toute la tragédie d’un pays qui ne jure que par l’hypocrisie en lettres d’or…
Les visiteurs déambulaient au gré des allées sous le vent, lorsqu’un mauvais crachin venant du lac Michigan les surprit. Mais cela ne gêna en rien Josef, qui continua de flâner. Il se transformait, il s’apaisait, il se confortait… mutatis mutandis… (traduction d’une parole latine NDLR… en changeant ce qui doit être changé. )
Ils ressortirent trempés comme des soupes…
On se dirigea vers la cathédrale du Saint-Nom…
Tandis que Akio restait sur le narthex, Josef fit le tour du monument. Il suivit le chemin de croix et ses stations et s’arrêta longuement à la quatrième, qui est celle où Jésus rencontre sa mère, alors qu’il porte la croix et va sous les coups de fouet vers le Golgotha.
Un léger nuage enveloppait Josef, la brume vespérale s’élevait vers la nef produite par la chaude ferveur du visiteur… alors… là… des pèlerins, croyants, pénitents découvrirent de leurs yeux… ce miracle de la transmutation de la pluie en une aura céleste illuminant le prophète… ils se rassemblèrent autour de Lui…
Et l’émotion parcourut l’assemblée…
Il tendit une allumette qui étincela sous l’action de la flamme, il alluma les lumignons qu’il avait installés sur le présentoir…
Long recueillement… de recueil…
… c’est qui demanda un passant qui passait…
… un prophète…
… ils quittent Washington maintenant ?
… !
C’est ici – mais nul ne pourrait le prouver à part Akio – que Josef-Schmitt devint John Smith. Il n’était pas à un paradoxe près : lui qui voulait réformer les Bannières, le voilà qui se débaptisait de son nom germain pour un patronyme parfaitement étasunien…
Un aide-de-camp n’est point nommé pour contester, il constate, c’est tout.
Plus tard Josef lui confia que : « C’était une ruse ! »
Alors John eut faim – ce qui pour un ermite, révérend et prophète est parfaitement normal…
Mais John ne comptait pas se restaurer dans n’importe quel boui-boui. Il héla un taxi et ils embarquèrent en direction du Chinatown local…
… qu’en penses-tu, Akio ?
… je te suis !
Josef… devenu John remettait les pieds dans ce quartier après des lunes d’absence. Mais tout quartier chinois dans une ville occidentale est forcément en expansion… Il suffisait de voir le nombre d’enseignes lumineuses, des tigres de néons et autres dragons électriques qui avaient poussé depuis…
Non loin, ils repérèrent un hôtel authentiquement US, sur la façade flamboyante duquel une armée de spots clignotants inondaient la marquise d’une vague changeante… en calligraphie chinoise…
… on pose les malles ici, on ira manger en face !
Ce qu’ils firent…
… on aura au moins la possibilité de manger avec des baguettes, même si ta cuisine diffère de celle du « Milieu ». À moins que tu souhaites t’immerger dans les délices de la haute cuisine locale, que le monde nous envie : le McDo ketchup service Yankee…
Hélas…
L’intérieur était un clone des popotes, cadre incontinent sur tous les continents, dans lequel un panoramique de photos criardes annonçait le contenu et le prix du plat. Il suffisait de pointer un doigt pour être servi. La cuisine était ouverte aux yeux du public. Le plateau passait d’étagère en étagère pour remplir les cases. Des donzelles en jupe courte et boléro olé ! olé ! chapeautées d’un petit casque rouge, assuraient chacune à son poste le transport du support sur des rampes métalliques, après une dizaine de stations comme sur le parcours du Nazaréen. Puis le plateau plein arrivait. La salade côtoyait le canard aux champignons parfumés, toute proche de l’alvéole du riz blanc, comme le service d’un hôpital de banlieue. C’était chaud. On payait, on prenait le plateau et on se démerdait pour trouver une place. Au passage, on prenait une fourchette en plastique ou un long sachet dans lequel s’inséraient de pauvres courtes jumelles de bois qu’il fallait séparer d’un coup sec et qui feraient office de baguettes pour la soirée…
Chicago… Yokosuka… Dallas… Tokyo… même service… même rituel… même panoramique… même sabir des donzelles… même pognon… même cauchemar climatisé… celui d’Henry Miller…
… tu connais ?
… jamais lu…
… eh bien, vois… lui aussi était Germain d’origine…
On pouvait même laisser le plateau sur la table en sortant. Les donzelles caquetaient toujours totalement indifférentes. On avait même vu venir un chariot poussé par une subalterne colorée qui, la table libérée, devait nettoyer les espaces à coups de balai, de racloir, d’éponge et de brosse à récurer et assainir le sol avec un seau d’eau javellisant pendant que les ermites goûtaient les succulences…
Du grand art… rentable…
John avait son air des mauvais jours…
… heureusement que… !
Mais il n’acheva pas…
On ne sut jamais ce que cet introït allait révéler…
… on se barre ce soir !
… mais on a payé l’hôtel !
… oui, mais non ! On prendra une couchette !
Ce qu’ils firent…
Le train en gare de Chicago, le célèbre Capitol Limited, conduirait en une dizaine d’heures, dans ses voitures Surperliner à deux niveaux, les robinsons de la nouvelle civilisation.
Songez que John… Josef… enfin J.-J… l’arrivant… arrivait, tels les Pères du Mayflower, sur une terre vierge – ce qui n’était plus le cas au moment où ils posaient le pied sur le quai de la gare de Pittsburgh, terre inconnue, certainement, car il ne reconnaissait ni le quai ni la gare et encore moins les visages des ombres pressées penchées sur leur téléphone… coréen… à triples caméras intégrées…
Akio ne connaissait pas la ville, ce qui par déduction le conduisait à ne point reconnaître ce qui aurait pu être reconnaissable si les images existaient encore dans les magazines, qu’il n’avait d’ailleurs pas ouverts depuis des lustres.
Pour lui apparaissait un nouveau monde, sur lequel il posait le pied pour la première fois…
Quant à J-J…
Eh bien, allez savoir !
Puisqu’il n’en savait rien lui-même.
Le taxi saurait…
La course d’une bonne demi-heure plongea J.-J. dans un muet questionnement à propos des lieux traversés…
… arrêtez-vous à l’angle… oui… à l’angle… c’est ça !
Le conducteur en avait vu d’autres – tous ces illuminés qui demandaient un lieu et s’arrêtaient à un autre…
… gardez tout !
… OK, boy !
Le naufragé renifla l’air, jeta son sac sur le dos et enfila les bretelles. L’aide-de-camp fit de même, mimétique réplique du revenant prodigue de silences…
D’un même pas, ils marchaient. Ils quittèrent, toujours au pas, un espace spacieux, spatial, coquet, habité et traversèrent un axe routier pour entrer dans un paysage désaxé, une sorte de zone sans éclairage axial où pourrissaient des carcasses de vieilles voitures dont certaines avaient connu la gloire et le feu. John reconnaissait l’ancienne aire en pire, c’était le boulevard périphérique qui traçait la frontière dans toutes les villes entre la civilisation centrifuge et la zone centripète…
Alors, ils empruntèrent des rues que les voitures avaient délaissées. Las, ils les laissèrent à leur sort. L’asphalte se craquelait. Quelques arbres semblaient vouloir coloniser ce macadam fracassé.
Les constructions étaient peuplées sur leur pas-de-porte de groupes disparates dont la carnation paraissait authentique. Non, ce n’était point un maquillage de carnaval, ils étaient bien colored-profond. Ils écoutaient des musiques nouvelles dans un décor que les boueux avaient sans doute oublié depuis plusieurs lustres. Des montagnes de déchets s’accumulaient. J.-J. mesura la vitalité des occupants à la taille des tas. Ils avaient centuplé depuis qu’il les avait vus la dernière fois… voilà des siècles…
John retrouvait un paysage lunaire, il avait vu le même dans un Time-Illustred… lorsqu’il était à Yokosuka… une mise en scène… sans doute…
Mais non, les âmes même, avaient quitté le macadam…
Il ne restait plus que des vestiges… des moignons… d’énormes chicots… des ruines…
L’hacienda existait-elle encore ?
Ils longèrent une usine sans toit. Des arbres avaient cru bon de croître, insolents, dans la cour de l’ancienne entrée aux vitrages explosés. Les tags inondaient la façade. Partout, des voitures calcinées… des monceaux de bouteilles vides…
Enfin, cela faisait quatre heures que les pèlerins marchaient quand soudain…
… c’est là !
Ce « là » ne ressemblait à aucun la connu : celui-là était las – la note sonnait plutôt la bémol bien trémolo… ah ! la la !
John s’arrêta, suivi comme son ombre par Akio…
Ils étaient sur un promontoire du haut duquel ils pouvaient jouir de la vue d’un immense panorama.
La ville était très loin derrière eux…
L’hacienda, au bas non loin, devant eux…
Une brume rendait les espaces cotonneux. À l’horizon, un château d’eau se dressait toujours à quelques mètres du sol près d’une grange aux outils.
Fierté de Gottfried, il avait conçu ce réservoir alimenté par un réseau de canalisations qui drainaient les pluies des toits : un dédale mû par un moteur électrique, qui était actionné par une éolienne qui rechargeait les accus quand le vent soufflait. C’était génial. Surtout lorsqu’il y avait du vent. Or, ici, il y avait surtout de la pluie…
Sur cet espace paissaient jadis tranquillement des troupeaux. À présent, le bétail devait ruminer dans les étables. Pas un seul bison, pas un seul bœuf, pas une seule vache, pas un seul veau à l’horizon… ni dinde… ni coyote… espace nu…
John fit le premier pas…
Akio l’imita…
Ils franchirent la clôture. L’herbe était haute… la palissade était effondrée…
Ils progressèrent dans la haute savane, les ronces, les chardons, les orties. John recherchait le graphisme d’un tepee se découpant sur le ciel gris. Au lieu de ça, il découvrit des arbres. Un îlot inconnu se dressait à la place des habitats traditionnels…
Mais alors les dindes, qu’étaient-elles devenues ?
Ils rejoignirent un coude du chemin de terre qui serpentait sur la propriété…
Quand deux coups de feu éclatèrent en face d’eux…
Ils ne voyaient rien. Instinctivement, réflexe de GI, ils s’aplatirent sur le sol. Des rumeurs s’élevaient au loin. John redressa le buste et fut accueilli par une volée de bastos. Plusieurs atteignirent le réservoir d’eau et ricochèrent sur les montants métalliques en sifflant dangereusement. C’est à ce moment que John découvrit la pub grand format du cow-boy d’une marque de cigarettes de l’US-Land qui pourrissait sur les parois du château d’eau. Chaque balle fracassait un peu plus la peinture. Le cow-boy, toujours debout mais criblé d’impacts, avait dû être souvent pris pour cible…
Dans les herbes hautes, John se glissa hors des bretelles de son sac, qu’il laissa derrière lui en sorte de présence absente… pour pouvoir ramper dans la verdure. Akio était blotti dans une fondrière… Immobile, il attendait…
Les tirs reprirent sans aucune logique pendant que John se faufilait dans les ronces pour contourner le tireur, autour duquel se tenaient un groupe d’Indiens…
« Die Russen kommen! » hurlait le tireur…
Gottfried, la Winchester du Vater en alerte, hirsute, débraillé, furetaient du regard vers le sac à dos immobile sur le chemin d’accès à l’hacienda et jurait dans tous les tons et tous les dieux du Walhalla germain qu’il n’avait plus de cartouche…
« Die Russen kommen!
… où sont-ils ?
Alors John se leva. La Winchester ayant épuisé son magasin, la voie était libre…
… ici… Vater !
Gottfried immobile. Étonné ? Non ! Surpris ? Même pas ! Dérangé : certainement. Les bretelles vibraient sur le tricot de flanelle ouvert sur la poitrine… Il assura un pas, mais il marcha sur l’un des lacets de ses brodequins. Il aurait chu sur le sol si l’un des Indiens ne l’avait soutenu…
« Ach! Cheisβe » jeta-t-il, calmé, en baissant le canon de l’arme…
Mais brusquement, il se ressaisit aussitôt…
… où il est, le Chinois ?
… un ami, Vater… un ami… ! Laisse-le venir !
Lentement, John s’approcha, tout en prononçant une litanie – tel le psalmiste qui tente de calmer les fureurs du tireur par le lien apaisant de la voix. Il ne quittait pas la Winchester du regard. Enfin parvenu à quelques centimètres du Vater, doucement il tendit la main, en murmurant :
… Grüss Gott, Vater !
Il tendit la main…
… was machst du hier ?… qu’est-ce que tu fais ici ?
Là, il désarma Gottfried…
Les Indiens n’avaient pas bougé d’un pouce. Impénétrables, aussi vieux que les clôtures en ruine, ils regardaient venir Akio, crotté de boue comme un vrai GI après une progression dans les tranchées…
… les Chinois… maintenant !
… non, Vater… Japonais !
Nul ne sut plus quoi dire, mais tous regardaient le revenant prodige qu’ils ne reconnaissaient pas…
Il faut dire qu’il avait un peu vieilli. Il avait perdu sa tignasse blonde.
Il y avait surtout ce quelque chose d’indéfinissable qui émanait de lui – ce grain d’incompréhension que ces enracinés évaluaient chez ce déraciné… il transportait avec lui des fragrances, des senteurs, des états, d’ailleurs, inconnus, indéchiffrables…
Comment renouer le fil des humeurs passées ? Le sang n’était plus suffisant. Il ne parlait plus. Pour l’instant, il se cherchait…
Ce fut Yépa qui trouva la solution en arrivant, toujours aussi menue, dans sa robe de peau, légère sur ses mocassins qu’elle-même concevait dans la tradition des Indiens Algonquins…
Un doux sourire flottait sur ses lèvres. Elle s’approcha sans un mot, ouvrit les bras et les referma sur la grande carcasse de son fils. Et ce fut un déluge de larmes, les reniflements de Gottfried, les litanies des Indiens.
À quelques pas de là, Akio observait les coutumes vernaculaires des gens de l’hacienda…
Alors, on se tourna vers lui. On l’accueillit comme un alter ego. Un Jaune pouvait très facilement trouver sa place ici, surtout s’il avait été épargné par la Winchester du Vater… et puis Akio était jaune comme les indigènes d’ici… ceux d’avant les Visages Pâles…
Gottfried partit à la recherche du sac à dos de John…
Ce fut laborieux. Le cercle d’Indiens le suivit sur le sentier qui avait vu la dernière bataille pour la liberté des peuples. Il fallut que chacun accrochât sa main au sac, qui vint ainsi, telle une dépouille, rejoindre la grande salle que vous connaissez.
Le chorus fut grandiose lorsqu’ils entrèrent, car les femmes près du feu se levèrent, même les perclus de rhumatismes… toutes glougloutaient de la voix…
Enfin, le cercle de famille était en liesse pour le retour du « petit ». Josef était caressé, chouchouté, choyé, admiré, touché, évalué – en un mot, adoré tel le Messie.
Il fallut monter ses affaires dans la chambre de Josef, qui était restée telle qu’il l’avait laissée. On la dépoussiérait seulement lors du « Osterputzen » le nettoyage au moment du grand ménage de printemps… à Pâques…
Les tantes se précipitèrent en file indienne dans les escaliers pour ouvrir les portes et installer les « petits ». Akio venait de gagner une famille… lorsqu’il reçut sa chambre.
On l’installa dans celle contiguë à celle de John. Elle avait jadis appartenu à un oncle germain. Au mur, plusieurs têtes de cerf et quelques hures de sanglier naturalisées attestaient que l’oncle avait une passion pour la chasse. On pouvait admirer quelques modèles de Winchester, des poignards, des couteaux de chasse et même des scalps, authentiques répliques de plastique, « pour faire peur », disait-il.
Les tantes s’en moquaient. On aéra les armoires vides bourrées de naphtaline. Il fallut ouvrir la fenêtre qui donnait sur le toit de la grange…
Puis, lorsque les sacs furent remisés, on redescendit dans le cœur de la tribu…
Gottfried s’était encastré dans son grand fauteuil, qu’il avait lui-même construit. Le meuble pesait trois bons quintaux, ce qui était nécessaire pour soutenir les fureurs du patriarche. Il éructait sur tant de choses. Et même pendant sa sieste après le repas, il se redressait en hurlant des litanies à l’encontre du mal et du bien… bref, contre ceux qui troublaient l’ordre… son ordre.
Gottfried dormait…
À côté, comme un elfe, la squaw Yépa, discrète, avait distribué ses consignes…
Et l’on retrouva le campement et la grande cheminée à proximité de laquelle campaient les Indiens sur des peaux de bêtes. On avait ajouté des bancs de bois avec des dossiers pour que les vieux guerriers puissent se poser en fumant le calumet… L’immense table avait été réduite à trois rallonges, mais restait, dans son style « banc de coin » traditionnel, le fameux Eckbank.
Le peuple avait perdu quelques chenus de chaque côté, mais les murs avaient gagné des tableaux, des tomawaks, des photos, des fanions, des ramures de cerf et des armes. Au-dessus de la tête de Gottfried trônait un tableau à la gloire des forêts germaines où trois biches apeurées venaient se rafraîchir à l’eau cristalline d’une source au centre d’une frondaison traversée par un rayon de soleil biblique – le tout peint par Gottfried… La réalisation de l’œuvre avait duré quatre mois. Il n’y avait que trois couleurs : les biches étaient violettes sous des végétations d’un vermillon orné de bleu azur ; l’eau de la source reflétait forcément les couleurs des frondaisons. C’était le seul tableau qu’il ait jamais peint avec des restes d’acryliques qu’il utilisait pour la rénovation des volets et des palissades.
Parce qu’il ne voulait pas que ces peintures se perdent en séchant dans les bidons, il avait décidé de peindre ce tableau qui représentait un instant de la vie des ancêtres là-bas dans les plaines de la Mitteleuropa, un ex-voto qu’il ne reverrait jamais – ou plus exactement qu’il ne verrait jamais, puisqu’il avait fait souche ici, dans le Nouveau Monde.
Puis ce fut la visite de l’hacienda…
On laissa Josef guider le petit dernier, juste au moment où Gottfried se réveillait, en disant :
… eh… vous venez d’où ?
Question qui devait faire suite à un rêve non élucidé…
… ils y vont ! répondit une tante qui couvait Josef du regard.
Et elle rajouta :
… mais que tu es beau, vé !…
Gottfried commença à énumérer ce qu’il ne fallait pas toucher, ni déplacer, ni pousser dans l’ordre qu’il avait instauré…
Les Indiens, n’ayant rien à protéger sur le campement, n’ajoutèrent rien à ce propos…
… va… mon petit ! On s’en occupe ! reprit la tante.
Et à l’adresse de Gottfried, elle cria – car il était sourd :
… il est grand ce petit… maintenant !
Gottfried eut un haussement d’épaules qui marqua sa désapprobation…
… ça dépend !
La tante le fustigea du regard.
… Oh ! Oh ! dit-elle.
Et ce fut tout… pour l’instant.
La première étape de la visite fut pour le village des tepees qui occupaient un espace à une bonne centaine de mètres de la cour principale. Un bosquet de frênes avait pris une place. Le tepee où vivaient les dindes avait disparu, les dindes aussi. Problème sans solution immédiate. John hiérarchisait ses savoirs. On revint vers l’hacienda et l’on se dirigea vers la grange…
John n’avait pas prononcé plus de vingt mots depuis son arrivée. Il descendait lentement dans le tréfonds d’un autre être – celui qui avait vécu ici. Il avançait face à un miroir étoilé par un choc qui renvoyait mille facettes inertes…
Comme l’immense portail de la grange ne laissait qu’un mètre d’espace, il fallut le pousser sur son rail pour découvrir l’intérieur…
Le grand ventail gémit sous la poussée. En grinçant sur les roulements, lentement, il offrit l’espace intérieur d’une caverne du Walhalla plein jusqu’à la gueule…
La montagne hétéroclite aurait pu entrer dans un musée d’un siècle disparu. Le volume atteignait des mètres et des mètres de hauteur. Toutes les vies de plusieurs générations y étaient rassemblées. Une archéologie, une montagne de fossiles, couverte d’une poussière grasse et jaune et de toiles d’araignées laborieuses qui tissaient le voile du temps. Les couleurs originelles ne parvenaient plus à franchir le fin masque qui s’insérait dans tous les pores des inerties. La description en était impossible, sauf qu’au centre du magma, sous un arceau échafaudé en madriers, poutres, coffrages, bardeaux, linteaux et autres solives fracassées, dans une alcôve, reposait Rosalie, recouverte d’un linceul gris de poussière… Elle trônait sur quatre blocs de béton – impossible d’atteindre le flanc, car les vestiges s’étaient accumulés tout autour…
… c’est… ! dit Akio.
… beau… ! poursuivit John ému qui exprimait son sentiment pour la première fois depuis son arrivée. Très beau !
Et les roulements grincèrent plus encore lorsqu’on poussa l’immense ventail…
… laisse un mètre d’ouverture !
Gottfried les attendait dehors. Il vérifiait qu’aucune main n’avait dérangé son œuvre…
… c’est pour le chat !
Il tenait un râteau, Akio et John regardèrent l’outil, Gottfried aurait-il, lui aussi, des rituels de pénitence ?…
Sans un mot de plus, Gottfried prit le chemin de l’hacienda, le râteau à la main… Aimantés par ce mouvement, les nouveaux venus le suivirent. Gottfried s’arrêta devant un carré d’herbe, posa son râteau, sortit une faux, cachée dans un petit épicéa, et une pierre à aiguiser, travailla longuement la lame, faucha une dizaine de mètres carrés de regain, puis remisa la faux et sortit du même épicéa un sac en chanvre dans lequel, grâce à son râteau, il engrangea le foin coupé qu’il avait ramassé. Le râteau rejoignit la faux dans son logement et, sac sur le dos, il repartit vers l’hacienda. Derrière la grange s’étendait l’enclos de la basse-cour…
Il jeta l’herbe coupée, replia le sac et, toujours indifférent à l’environnement, revint au cœur chaud de la maison…
Akio se promit de consigner ses mystères dans le manu-script…
Voyez-vous, gens, c’est à ce point du récit que l’on se rend compte de la dimension sociale des hommes. Pour l’hacienda, John était resté « le petit », celui qu’ils avaient toujours connu en culottes courtes… Aucune mutation, fût-elle cataclysmique, n’eût pu modifier cet état de perception.
Il revenait… Sa chambre l’attendait… Il reprenait son lit… Eux n’avaient pas bougé – certes, quelques chenus avaient disparu… Les rhumatismes étaient plus aigus, les genoux plus cagneux, la mémoire moins vive, l’œil voyait souvent du brouillard au loin par temps clair…
Il était inutile de conter les moments enfuis pendant ces siècles passés, car tous les jours étaient identiques…
Alors, que venait faire John ici, lui qui n’avait atteint aucun âge canonique ?… Venait-il s’enterrer… disparaître… ou bien… ?
C’est ce que vous apprendrez si vous avez encore envie de le suivre dans le cheminement qui doit le conduire sur sa voie de prophète…
Et c’est ainsi que murmurent les tortues blondes
Gentilés
Si le voulez bien
Lisez suite jour prochain
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… vous trouverez les opus édités…
L’Ange Boufaréu