Contes du Vendredi N°2 « Énigma »

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Le soir, vers dix-neuf heures…
Depuis place Saint-Jean…
Les flânants… suivent le même flux flat… des quidams…
Vers une placette… une terrasse… un bouchon… là… les désœuvrés posent leur cul sur le triste métal froid d’un siège qu’il faut réchauffer un instant… méditer avant qu’arrive le garçon… plateau vide à la main… chemise blanche… nœud papillon… tablier bleu noué autour de la taille… témoin actif de la terrasse…
C’est le temps de l’andouille grasse… accompagnée… du pot lyonnais…
Un maire de Lyon avait sacralisé sa longévité à la tête de la Cité des Gaules dans sa célèbre « gonitude »…
« la politique, c’est comme l’andouille… ça doit sentir la merde… mais pas trop ! »
Le peuple languissant… le nez au vent… renifle les effluves d’une envie à satisfaire… calé… là ou ailleurs… ici en perspective… la rue remonte vers le Petit Musée de Guignol…

À contre-courant…
Des chalands…
Nonchalant…
Elle traboule… l’antique gourrinefumellegrand’damefenotteallez-donc sachant ?
… elle fait son petit viron
vers Saint-Jean… depuis la Grand Côte… ou la rigole du Gourguillon… elle s’anime…
… elle ne flaire pas tel l’affamé… elle soliloque… en loques… elle s’arrête, s’invective, se frappe la poitrine… meaculpabilise… apostrophe le monde… qui s’en moque…
La tignasse est coiffée d’un bibi troué vieux bois des garennes… le cou tel un jésus lyonnais est embossé dans un cache-nez à tours multiples… ensuite c’est un long manteau… dont le bord dépenaille ses pendouilles… qui traînent…
Plus bas, on imagine les brayes de laine remontant jusqu’aux entrailles…
Elle chausse une confection-maison faite d’une tranche de pneu… fagotée tels les poilus de 14 de ficelles et de bandes molletières… dépareillées…
Au moment où les effluves de l’andouille arrivent sur la table…
Énigma… son nom surgissant… de barbote…
Énigma… donc, s’arrête… de l’autre côté de la rue… hume le vent… regarde sans voir… voit sans regarder…
Elle reste longtemps immobile… elle hésite… suppute…
Puis s’assied sur un tabouret de béton qui recèle une grille d’égout… devant elle…
Son réticule était masqué par le drap du manteau… elle le ramène sur ses genoux devant elle… les grôles aux semelles de pneu pendent dans le vide…
En grommelant, elle ouvre le manteau, sort un bloc de journaux… qui la protégeait telle une armure face au vent mauvais…
Là… elle écarte les jambes… elle installe la pile sur le drap tendu… inspecte méticuleusement chaque feuille de journal… lit le titre… la colonne… elle suit le texte avec l’index qui sort libre du gant… aux doigts sectionnés…
Pendant ce temps l’andouille a disparu de l’assiette… contempler Énigma est tel que le ripailleur n’a rien goûté… voilà qu’arrive la cervelle de canut… déjà !
Soudain…
Énigma tombe en arrêt devant une page dépliée… un texte… historique sans doute… illustré en blanc et noir… elle déchiffre… cancorne… plie… replie… déplie… mesure… assure avec force le pli… puis sélectionne délicatement un morceau carré aux bords bien nets…
Pose le florilège sur le drap… sort une blague de tabac… tels ces paquets dodus de gros-cul, distribués aux poilus… jadis… l’ouvre méticuleusement… cueille les brins… les installe sur le quart de papier… égalise… mesure… rajoute… renifle de jouissance… ferme la blague… roule la cigarette… avec les doigts et les pouces comme un vieux routier… une belle tige de 12…
Puis sur la surface restée libre, elle tend voluptueusement la langue… étale une large couche de salive… colle l’offre de voyage… tapote le produit… le tasse… recueille un grain orphelin… hors-d’œuvre tel le mâchon…
Elle contemple son œuvre… longuement divinement… on imagine les muqueuses qui s’épanouissent vers le foyer libérant l’extase…
Le réticule est refermé… le viatique est au bec… pour le voyage…
Briquet tempête… flamme sacrificielle… elle allume… le joint…
Aspire… souffle un premier soupir d’aise… paisible…
Le buste se redresse… elle observe la rue… telle la Pythie…  hiératique… muette… concentrée…
Élégance consommée… elle fume avec grâce… elle tousse… elle crache… mais derrière la main gantée… de dentelles…
Le spleen…
Après la cervelle de canut… suit le café… noir…
Énigma…
Alors…
Regarde attentivement le mégot… devenu une brève de journal collée informe… jette le vestige… glaviotte
Puis…
Active… reprend la pile de journaux…
Inspecte avec attention les grilles de l’égout… mesure les écarts entre les barres… en fourrant son index dans la métallique matrice…
Et…
Consciencieusement…
Feuille après feuille…
Plie…
Replie…
Appuie avec force, la trace du pli avec le pouce…
Alors…
Découpe, tel l’ouvrier-modèle, la feuille en lanières de vingt centimètres sur deux…
Lentement…
Méthodique…
Concentrée…
Dans l’indifférence de la rue… de la terrasse… des andouilles… des garçons… des passants… des soirs… des cervelles… y compris celles des canuts…
Chaque feuille est réduite en lanières…
Énigma se plie…
Tel l’Hermès postant sa lettre… elle glisse les bouts de papier dans la fente de la grille d’égout…
Le travail est propre, soigné, organisé…
C’est une artiste… elle élimine… avec soin…
On l’entend gongonner… parfois elle se redresse prend la rue à témoin… elle s’interroge… elle compte le nombre de pages… poste sans cesse ses lanières… puis se redresse… plie le reste des journaux… les fourre sur sa poitrine… pour demain…
Je pense à la réflexion d’Arthur… qui me disait…
… mon pauvre… s’il y avait un dieu… je n’aimerais pas être ce dieu là… la misère du monde me déchirerait le cœur…
Le chaland en terrasse repu… perdu un instant dans ses réflexions… revient vers… elle…
Énigma… a disparu… au moment où il découvrait le réel…
Dans le caniveau…
Git un mégot… il fut le témoin des soupirs… des élans… « prolétaires, unissez-vous »… autant que du désenchantement du monde… pendant que certains questionnent le sexe des anges… ou boulottent une andouille…
Ne mégotons pas…
Dans quelques heures… les boueux… lâcheront les grandes eaux pour assainir les pavés que polissent les visiteurs… indifférents…
Il est vingt-et-une heures…
zou… v’là les cloches…
qué carillonnent…
au Saint-jean…

                                              Et c’est ainsi que murmurent les tortues blondes

                                                                       Gentilés  
                                                                       Si le voulez bien
                                                                       Lisez suite jour prochain
… Enigma disparue… ce fut le gone du bouchon qui rédigea sur le genou ce compte-rendu authentiquement lyonnais…     
                                                                                               … L’Ange Boufaréu.

 

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