Conte du Vendredi… « Berthe »

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Berthe…

… est l’unique fille d’un couple de paysans misérablement pauvres…
Non loin, sur ses terres grasses, un voisin fort cossu avait un fils…
Le Vieux pouvoir proposa aux démunis, proches de la fin, un avenir pour la fille… elle aurait son fils pour époux… en dot, elle viendrait avec le lopin de terre et la masure… en foi de quoi les vieux parents pourraient vivre chez eux jusqu’à la fin de leur vie…
L’autre le savait… car ces vieux, voyez-vous, si on les dépossède de leur toit, s’ils arrêtent de gratter leur terre, s’ils vivent dans la soumission… ils en meurent…
Ce qu’ils firent quelques jours après l’accord… la fille enterra les parents… et se trouva transférée tel un bien matériel dans la maison du promis…
Ne trouvant point un prénom pour le destiné… c’eût été faire injure à ceux qui portaient le même nom… le narrateur le nomma « Monsieur Personne »…
Depuis sa naissance, Monsieur Personne à l’image de son père, devenu « Vieux », terrorisait tous les membres de sa famille… elle était nombreuse… grand-père, grand-mère, oncles, tantes, cousins, frères et sœurs, tous aigris hargneux vengeurs… vivaient sous sa férule… la mère se taisait… le père agitait la cravache… le fils recevait les orrions… il continuait ses frasques…
Aucune femme ne voulait entrer dans un tel enfer…
Berthe vint…
Elle n’était ni grande ni petite… elle portait le visage d’une jeune vieille… elle avait toutes les fonctions et les formes requises pour servir de femme… elle affichait une solidité de jument… elle était gravide comme l’animal…
Elle n’était pas muette… mais elle était économe… elle n’exprimait que le mot qu’il fallait… la plupart du temps, elle préférait le silence…
Monsieur Personne voulut une fête grandiose sans fleurs sans église sans cantique sans trémolos sans officier de mairie… et même sans mariée… mais pas sans tambouille orgiaque…
Dans l’immense ferme, les tribus collatérales paternelles s’assemblèrent… autour des ripailles des corps gras des boissons fortes des mots salaces… tout le jour… toute la nuit jusqu’à ce que le peuple s’écroule sur le sol… ivre d’alcool et de bestialité… corrompus de copulations…
Berthe n’avait pas été invitée… comme une souris… elle laissa ces monstres se frotter entre eux…
Au commencement de la fête, elle avait osé un geste d’attention à un benêt de cousin… empoté…
Monsieur Personne interrompit à jamais l’accomplissement du bien… claqua deux gifles sur chaque joue de la nouvelle bru… qui sut ce jour-là que la messe était dite…
Elle s’éloigna, dans l’ombre… la fête n’était pas pour elle…
Portant les plats pleins… rapportant les vides… elle secondait des vieilles cacochymes acides qui n’avaient plus leurs yeux, mais qui tonnaient de la voix…
Comme les chèvres…
Berthe mit au monde trois enfants mâles… à l’image du père…
Puis une fille… mimétique de sa mère…
Depuis les deux paires de claques… Berthe, sous les ordres de l’acariâtre hégémon, elle abattait les charges de sa tâche… loin de Monsieur Personne…
Il arrivait, dans l’alcôve, à toute heure du jour ou de la nuit pour sa ration de chair… puis il repartait… vers d’autres jouissances…  Berthe savait que l’instant était court… Monsieur Personne baisait comme un porc… il fallait deux minutes à peine… parfois après le coït, l’affection de Monsieur Personne s’exprimait d’une paire de claques… au pire quelques coups de poings… ensuite elle avait la paix… quelques heures… quelques jours… parfois plus…
Les garçons devinrent les clones de Monsieur Personne…
Ils ne la haïssaient pas… ils l’ignoraient…
Le vieux père qui avait conclu le pacte avec les parents de Berthe… resta un soir dans l’écurie… ivre… mort… le lendemain on l’enterra…
Monsieur Personne libéré du Vieux… devint sur-puissant…
Sans que l’on puisse s’en rendre compte… tant la fille était inutile… Berthe confia sa fille à une sœur de sa mère qui avait eu la bonne idée de laisser bon nombre de kilomètres entre elle et la ferme…
On l’oublia…
À jamais…
Un jour… alors que la fratrie faisait bombance… arriva un homme de loi…
Berthe en était l’objet…
Monsieur Personne avait décrété qu’elle était folle… on la placerait dans un établissement qui assurerait les soins à sa folie…
Berthe avait fait son temps… vingt-quatre heures par jour, elle avait accompli sa « charge »… la matrice avait enfanté les mâles progénitures… il n’était pas question de succession… à présent Berthe serait privée de ses droits civiques… sous curatelle… elle serait en quelque sorte emprisonnée…
Or… nous l’avons dit, Berthe avait une constitution de jument du néolithique… Monsieur Personne s’en était inquiété… les fils aussi… ils voyaient d’un mauvais œil la mort du père… la fin du vieux ivre mort… pouvait se reproduire… Berthe devenait héritière…
L’impensable !


Soudain, tous, aussi, constataient que, depuis toujours, elle était là… elle avait aussi de la mémoire… depuis les deux paires de claques… Berthe savait écouter…
Pensait-elle ?
L’homme de loi sentant les Eaux parfumées de la ville exposa aux pouvoirs de la fratrie la situation… cela prendrait un certain temps… oh !… peu de temps… le temps seulement de mettre en adéquation le projet et les papiers… une affaire de quelques semaines… elle serait conduite dans un établissement sous escorte… sans retour…
Que Berthe soit folle ou non n’était pas son sujet… il était payé pour construire ce dossier… qui devait juridiquement être inattaquable… un médecin à la solde fut requis… pour examiner Berthe… jamais on ne le vit… son nom figurait en bonne place sur l’en-tête… c’était l’essentiel…
Nous étions dans la saison d’automne… la pluie dorait les feuilles des arbres…
Comme toutes les années à pareille époque… non loin, les forêts se mirent en mouvement pour produire leurs fruits de la saison… la récolte de champignons… aux multiples variétés…
Les mâles chassaient le poil qui bondit, la plume qui vole et la femelle qui s’acoquine…
Ils envoyaient Berthe avec corbeilles et couteaux cueillir le fruit… de la saison…
Depuis trente ans c’était le même rituel…
Lorsqu’elle revenait dans la cuisine sous les ordres des grincheuses… celles-ci préparaient les cèpes bolets girolle coprin chanterelle lactaire trompette des morts…
Tiens… trompette des morts!
Un soir…
Les bougres étaient réunis… le père… les trois fils… d’autres infâmes…
Jamais… Berthe n’avait occupé une place à cette table tribale…
Comme la jument, la vache, la chèvre, le bœuf… elle produisait… seulement…
Monsieur Personne avait reçu l’homme de lois… les fragrances de son parfum des villes l’attestaient… il apportait le dossier qui légalisait la tare de Berthe… elle était folle… elle avait perdu tout sens pratique… on allait l’enfouir… là-bas… derrière les murs…
Monsieur Personne posa le dossier sur un meuble non loin de la vaste cheminée où sur des chenets mijotaient d’immenses poêles de cailles rôties… de champignons aux aulx et persil…
Monsieur Personne, après le repas signerait… le document en versant une larme de compassion pour cette femme… sa femme… devant l’homme de loi parfumé qui viendra le lendemain reprendre les feuillets…
Et tout sera dit…
Le peuple gras de mâles… s’installa… consomma…
Peu avant minuit… le peuple était écroulé… ivre…
Puis ce fut un grand silence…
Les vieilles endormies dans les cuisines se surprirent à s’éveiller dans la nuit en constatant ce calme… elles se traînent dans la grande pièce…
Le spectacle est sinistre… les corps sont vautrés… couchés sur un siège… recroquevillé au sol… entassé sur un banc… renversés sur une table… inanimés… livides… morts… sur le dos… sur le ventre… dans des flaques de vomis… sanglants puants…
Elles hurlent…
Les champignons…
Berthe…
C’est sa faute… toujours la même… c’est elle…
Mais avant le grand silence… dans l’âtre… la main de Berthe a posé un dossier… paisiblement, elle l’a regardé… se consumer… il ne reste rien… les serments qu’elle a tisonnés ont tout effacé…
Les vieilles hurlent qu’il faut aller chercher de l’aide…
Berthe part au village…
Elle revient avec un garde champêtre… un docteur… un témoin…
Ils constatent…
Les convives sont froids de mort…
Ils ne restent que les matrones… hystériques… hurlantes… échevelées… édentées…
Depuis trente ans elles ont préparé le repas…
On se tourne vers elles… on interroge… on questionne… qui a cuisiné… elles suffoquent… elles se damnent… elles s’écroulent devant les réalités… elles sont folles!
Pour Berthe…
Tout le monde sait… que depuis trente ans elle dort dans une sous-pente… que ce sont les cacochymes pleureuses qui préparent les repas…
Tout le monde sait que Monsieur Personne l’a oubliée depuis plus de vingt ans… il a déniché des soubrettes avec qui il baise comme un porc…
Tout le monde sait que Berthe ne s’est jamais assise à la table de la tribu… elle n’en connaît que les contraintes…
Bien des convives sont venus à cette table…
Ils ont vu… entendu… vécus les gifles et le grand rire de Monsieur Personne… qui renvoie Berthe à son alcôve comme l’on agit avec son chien…
Nul n’a dit mot…
Les morts sont enterrés…
Les vieilles sont à l’hospice…
L’homme de loi… était venu quelques jours plus tard pour s’enquérir du dossier…
« Quel dossier ? »

Il revient… pour un autre… mais il n’est pas seul…
La ferme, la terre, les biens…
Des gens arrivent s’installent soupèsent évaluent mesurent calculent expertisent estiment quantifient listent additionnent…
Les marteaux des commissaires priseurs frappent le table de bois…
Berthe pour la première fois de sa vie est assise en coin de la grande table vide…
Le bal des sondeurs est insondable…
Liquidation…
Les maquignons les corbeaux les envieux… se frottent les mains… ils sont rassasiés…
Un matin…
Un homme s’approche d’elle, lui intime l’ordre de le suivre…
Elle sort de la grande pièce…
Sur le seuil un journaliste-photographe l’illumine de son flash…
Le lendemain dans « L’Écho des Sachants »… feuille de chou quotidien local à un sou… Berthe… on savait… pourtant… elle sera à la une pour la seule et unique fois de sa vie sous le titre : « L’empoisonneuse enfin démasquée »

Une matrone du village venue voir son départ ponctua :
« Quelle conne… pour l’héritage… c’est vraiment raté… ! »

                                          Et c’est ainsi que murmurent les tortues blondes

                                                                       Gentilés  
                                                                       Si le voulez bien
                                                                       Lisez suite jour prochain
… merci à toi Berthe pour ton témoignage… il remuera sans doute les cœurs… mais laissera hélas de marbre toutes les structures qui exercent les pouvoirs…    
                                                                                               … L’Ange Boufaréu.     

Une réflexion sur « Conte du Vendredi… « Berthe » »

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